• Séance inaugurale du 4 octobre 2019 : la mécanisation de la vie

    Notre séminaire PROBLEMES ET PENSEURS DU PRESENT a été lancé le 4 octobre 2019. En voici la séance inaugurale qui présente les orientations de la recherche.

     

    La mécanisation de la vie

     

    Afin de définir une voie de recherche pour nous, cette année, je vais prendre le risque de définir ce qui, selon moi, est en train de se passer. Le risque de formuler ce qui fait notre actualité, notre actualité en profondeur.

    Le titre de ma communication est la forme la plus simple de cette formulation pour dire ce qui est en train de se passer :

    La mécanisation de la vie.

     

    La vie de l'esprit

    Notre association, la saison dernière, a organisé un cycle de conférences sur l'Esprit. L'Esprit, c'est une sorte de mystère insaisissable, mais j'avais proposé qu'on en traite car, de quelque manière qu'on définisse l'homme, cet animal qui n'est pas comme les autres, c'est toujours vers une définition de l'Esprit qu'on revient. Chaque homme n'est vivant qu'à la mesure de la relation qu'il est capable d'entretenir avec l'Esprit. Cet enracinement de l'humanité dans la vie de l'Esprit est aujourd'hui menacé. Peut-être l'a-t-il toujours été, car la spiritualisation de l'humain exige un effort considérable, qui a toujours été en butte à des forces contraires et très puissantes. Dans ma manière d'aborder la question de l'Esprit depuis quelques années, à savoir à travers les anges, qui sont de purs esprits, j'ai pu constater combien ils sont fragiles et incertains, et toujours en combat avec d'autres forces. Aujourd'hui, ces forces de déspiritualisation participent toutes, d'une manière ou d'une autre et depuis longtemps déjà, à un processus historique que je vous propose de nommer la mécanisation de la vie.

    En traitant de la mécanisation de la vie, sous ses différentes formes, nous traiterons le même sujet que l'année dernière, mais à l'envers.

     

    L'humain au risque de son écrasement

    Dans cette voie philosophique, on peut prendre l'héritage de certains philosophes, déjà anciens. Je renverrai d'abord à Bergson et à l'optimiste dernier chapitre des Deux sources de la morale et de la religion, intitulé "Mécanique et mystique" (1932). "L'humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu'elle a faits", y lit-on. Je renverrai aussi à Heidegger, par exemple à sa célèbre conférence (1953) : La question de la technique. On y lit, par exemple : "la technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, n'est pas un acte purement humain". Le risque de déshumanisation de l'homme, bien perçu par ces deux philosophes, n'a fait, depuis, que se préciser. Aujourd'hui, nous n'arrivons pas toujours à le penser, mais nous le souffrons. Nous le souffrons dans nos souffrances les plus personnelles.

     

    Le grand retournement

    Le souffrir moins suppose que nous arrivions à le penser mieux. Comprendre, prendre conscience, penser est le seul moyen de souffrir moins de ces effets de déhumanisation, et c'est sans doute ce qui nous motive obscurément à nous réunir là. Mais pour ce travail de compréhension et de désaliénation, nous avons besoin de ceux qui pensent, et besoin de confronter nos pensées avec ceux qui nous ont précédé dans la méditation. Nous allons essayer de lire ensemble les livres de ceux qui peuvent nous éclairer. Ils sont nombreux. Nombreux, et pourtant invisibles. En effet, il y a eu, au vingtième siècle, quelques décennies de grande lucidité intellectuelle. Avec la naissance et le développement des sciences humaines, de nombreuses prises de conscience ont pu s'opérer, des nombreuses critiques ont pu être formulées, de nombreux outils de libération ont été forgés. Mais ce mouvement a été suivi par ce que je propose de nommer un grand retournement. La place de l'intellectuel et de la critique sociale a été forclose dans les différents domaines de la vie. J'aimerais que nous puissions réfléchir à la place, ou plutôt à la non place, de l'intellectuel dans la société d'aujourd'hui, parce que c'est là un symptôme de ce qu'est une société et de sa relation à la vie de l'Esprit. Au lieu d'être emprisonné comme l'ont été encore Gramsci ou Debray, l'intellectuel a été déconsidéré, remplacé dans l'espace public par des simulacres d'intellectuels, des intellectuels de spectacle. A l'Université, la spécialisation de la recherche est venue faire obstacle à la pensée globale. Dans le même temps, les outils forgés par les sciences humaines contre les processus de mécanisation et de domination ont été repris et retournés : ils ont été intégré aux mécanismes dont ils avaient été la critique, ils sont devenus les meilleurs moyens pour renforcer ce qu'ils avaient dénoncé. C'est cela que je propose de nommer le grand retournement.

    Il nous faudra donc réfléchir sur l'instrumentalisation de la pensée dans la mécanisation de la vie. Ou, si l'on veut le dire autrement, sur les processus de dévalorisation et d'expulsion des intellectuels dans les logiques sociales d'aujourd'hui. Ces processus mesurent les obstacles dressés à la relation des hommes à la vie de l'Esprit, obstacles qui sont une étape essentielle dans la mécanisation de la vie. Dans ce grand retournement, les sciences humaines virent en sciences sociales. Où existent aujourd'hui, au service de qui et à quelles fins, la psychanalyse, la sociologie, les sciences politiques, l'économie, l'histoire, etc. ? J'aimerais qu'une épistémologie éclairée des sciences humaines s'interroge sur ce qui fait aujourd'hui obstacle à de vraies démarches scientifiques : pression sociale, pensée unique, rétention des crédits sur certaines questions qui dérangent, etc.

     

    L'hypersocialisation

    Durkheim, De la division du travail social, 1930

     

    Deux types de solidarité sociale :

    1. La solidarité mécanique vise la conformité des individus entre eux pour assurer la cohésion sociale : conformité des comportements & conformité des croyances (rôle de la religion)

    2. La solidarité organique = division du travail,

      donc complémentarité des individus

      spécialisation et acceptation de la différence.

     

    Une évolution : "la solidarité sociale tend à devenir exclusivement organique. C'est la division du travail qui de plus en plus remplit le rôle que remplissait autrefois la conscience commune" (148)

    Déclin de la religion.....liberté des consciences.........pluralisme

     

    Hui,

    vrai que division du travail s'est accrue :

    professionnalisation, spécialisation technicienne des formations et des professions

    Déclin de la formation humaniste commune

    Mais

    la solidarité mécanique a été restaurée par l'outil médiatique : pensée unique, politiquement correct, déclin du pluralisme.

    D'où une hypersocialisation = cumul de la solidarité mécanique et de la solidarité organique.

    Cette hypersocialisation, qui repose sur la conformation et sur la division, laisse l'individu isolé car elle n'ouvre pas sur la rencontre et le débat public.

    Pour la caractériser, il conviendrait de combiner une analyse de la division du travail et une analyse du médiatique (la médiologie de Régis Debray pourrait être un point de départ)

     

    Le travail intégré

    S'agissant de ce que Durkheim nomme la solidarité organique, j'aimerais qu'on s'interroge sur les mutations des manières de travailler. En quoi participent-elles à une mécanisation de l'activité humaine ?

    La première philosophie de la technique s'est intéressée à la rationalisation de l'activité de l'homme sur les choses, sur la nature. Mais il y une deuxième philosophie de la technique qui met en évidence la rationalisation de l'activité de l'homme sur l'homme. C'est-à-dire que l'homme est traité comme une chose, à l'encontre de l'exigence majeure de la morale, telle que l'exprime Kant : ne jamais traiter l'autre comme un moyen mais toujours comme une fin. Foucault, par exemple, a mis en lumière certaines techniques de gouvernement. Celles-ci sont immorales, dans le sens kantien, en leur fondement même, qui est d'instrumentaliser les hommes. A côté du gouvernement des hommes dans les asiles ou dans les prisons, il y a le gouvernement de l'homme au travail, dans les entreprises ou l'administration. La manipulation des personnels s'impose comme l'utilisation normale des ressources humaines. Simone Weil, dans La condition ouvrière, l'écrit déjà : "La première révolution industrielle se définit par l'utilisation scientifique de la matière inerte et des forces de la nature. La deuxième se définit par l'utilisation scientifique de la matière vivante, càd des hommes". Le livre récent de Pierre Musso, La religion industrielle, remonte aux origines du management contemporain. Dès le début du dix-neuvième siècle, on voit se mettre en place, surtout en Angleterre, des associations d'ingénieurs soucieuses non pas d'inventer des machines mais des modes de gouvernement des personnels. Ces techniques vont se développer surtout aux Etats-Unis, avec le taylorisme. Musso cite un auteur américain, Yehouda Shenhav, qui écrit, en 2006 : "la rationalité managériale représente la voie industrielle américaine". Mais il existe aussi une voie française. Le livre de Taylor The principles of scientific management, qui est l'un des fondements des techniques managériales, date de 1911. Mais, en France, en 1916, Henri Fayol fait paraître un livre intitulé : Administration industrielle et générale, qui, pour Musso, est l'origine de l'école managériale française. Fayol est un ingénieur qui a été formé à l'école des Mines de Saint-Etienne. Influencé par le courant saint-simonien, il travaille aux ouillières de l'Allier. Il énonce les cinq piliers du management : prévoir, organiser, commander, coordonner et contrôler. Il n'hésite pas à écrire : "Pour maintenir son unité en bon fonctionnement, le chef doit éliminer ou proposer l'élimination de tout agent devenu, pour des raisons quelconques, incapable de bien remplir sa fonction". Une telle formule fait froid dans le dos après le procès de France-Télécom, et à l'heure où le management s'impose aussi bien dans les administrations publiques. Mais elle mérite qu'on fasse bien attention au vocabulaire employé avec un immoralisme presque naïf : Fayol parle de l'homme mais pas comme humain. Son vocabulaire est mécaniste. Il s'agit d'un homme-machine qui se définit par sa fonction dans un fonctionnement global qui le dépasse, il est un agent du processus. Dans la science du management, la distinction entre privé et public n'est pas pertinente : l'administration est une technique qui peut s'exercer aussi bien dans les unités de production que dans les institutions qui dispensent des services, comme par exemple l'hôpital. Il nous faudra donc cette année nous attarder un peu sur la mécanisation de l'activité humaine qu'on appelle le management. Si la division du travail selon des principes hiérarchiques est déjà très bien pensée dans La République de Platon, il nous faudra comprendre ce que le management contemporain introduit de radicalement nouveau, cette conception du travailleur-machine, qui n'est pas un esclave, mais pas non plus une personne morale dans le sens de Kant. Musso n'hésite pas à appeler une "révolution silencieuse, sans révolutionnaires".

    Mais il n'y a pas que le management : il y a aussi l'informatique, ou l'intelligence artificielle. Et il nous faudra comprendre la relation entre les deux. Avec l'informatique, l'organisation sociale a dépassé la mécanisation des gestes. Il me semble qu'on entre à l'ère de ce que j'aurais envie de nommer le travail intégré. Les opérations intellectuelles ont été, elles aussi, décomposées. On a vu s'imposer, dans la plupart des métiers, des procédures de prises en charge des tâches à accomplir selon une méthode et des objectifs qui échappent à ceux qui les accomplissent. L'informatique est l'outil qui permet d'intégrer toute l'activité des hommes au travail, qu'elle soit physique ou intellectuelle, à des modes opératoires contraignants. L'intelligence artificielle, au service des entreprises ou des administrations, est principalement une cybernétique, c'est-à-dire une manière de gouverner l'homme au travail et d'intégrer toutes les ressources acquises par l'apprentissage et l'expérience à un système global dont les collaborateurs n'ont rien à savoir ou à penser, réduits qu'ils sont à un rôle d'exécution.

    Les finalités se laissent comprendre par une approche systémique : tout système, qu'il soit un système de production, un système de vente ou encore un système administratif, vise l'intégration maximale de ses composantes matérielles et humaines afin de remplir le plus efficacement possible les objectifs fixés. S'agissant des composantes humaines, il faut réduire les travailleurs à des tâches d'exécution, de manière à ce qui ne se réfère plus à leur conscience et à leur savoir mais à la procédure mise en place par les concepteurs. Il n'y a plus de médecine mais un système de santé, plus de pédagogie mais un système éducatif, plus de jugement judiciaire mais un système judiciaire.

    Le travail intégré : nous venons de le définir par ses techniques. Mais il faudrait également dire un mot de son extension. Le travail intégré tend à sa généraliser. C'est ce que je propose de nommer les processus de professionalisation qui traversent nos sociétés et sur lesquels j'espère que nous apporterons un éclairage cette année. Je m'explique. Le travail est une activité pénible qui existe depuis qu'il y a des hommes et qui se mesure à l'effort, à la peine, à l'épuisement que l'homme engage dans son activité. Y échapper, c'est ce que permettent des montages sociaux très anciens. On peut, à l'inverse, le valoriser et le sanctifier, comme le propose Simone Weil. Mais il relève assurément d'une certaine misère lorsqu'il ne peut pas s'exercer dans le cadre d'un métier. Posséder un métier, c'est-à-dire un savoir faire, ou comme on disait un art, est une fierté qui construit l'homme et donne un sens à sa vie. Le métier, qui peut être à versant pratique comme l'art du menuisier, ou à versant théorique, comme l'art du médecin ou de l'avocat, étaye la personne sur ce qu'elle sait faire. Le drame de la condition prolétarienne aura été de réduire le travailleur à sa force de travail, sans qu'il ait jamais été formé à un métier. La masse de tous ceux qui travaillent sans avoir de métier, je crois que c'est ça qu'on a nommé le prolétariat. Cette dissociation massive du travail et du métier, évidemment voulue par les classes dirigeantes, mais aussi exigée par le premier machinisme, a constitué une grave désorganisation des sociétés humaines. Mais ce que je veux demander, c'est si maintenant nous n'assistons pas à un autre drame et à une autre désorganisation, à travers ce que j'appelle les processus de professionalisation. Une profession, c'est principalement l'organisation sociale, technique et juridique de l'exercice d'un métier. L'art médical relève de la compétence du médecin, mais l'exercer dans un pavillon d'urgence aujourd'hui relève d'une série de contraintes qui tiennent à l'organisation publique du système de santé, avec ses composantes juridiques, financières, politiques, liées à une histoire consciente mais aussi inconsciente de l'hôpital. Eh bien, la professionnalisation, c'est la captation des métiers et des arts par la structure professionnelle dans laquelle ils doivent s'exercer. Quelques exemples. Il y a un temps, pas très ancien, où le médecin psychiatre décidait lui-même de l'organisation de l'hôpital psychiatrique, et l'on pensait même que ce travail sur l'institution était une composante importante du soin psychiatrique : aujourd'hui, c'est l'administration de l'hôpital qui en décide, et selon des critères qui ne sont pas médicaux. De même, les établissements scolaires ne sont plus du tout organisés selon des critères pédagogiques. Quant à l'art du maçon, je vous laisse à songer à quoi il se réduit quand il est employé par une entreprise du BTP. La professionnalisation me semble être le troisième volet du travail intégré, dont le premier était le management, le deuxième l'informatisation.

    L'activité humaine, autant qu'elle a souffert de la dissociation entre le travail et le métier, souffre aujourd'hui de l'intégration du métier dans une professionnalisation qui ne lui permet pas de s'exercer correctement. A la dissociation du faire et du savoir-faire, succède aujourd'hui une autre dissociation dramatique : celle entre le savoir-faire et le possible à faire. L'impossibilité de chacun, désormais, à bien faire son métier devrait nous conduire, cette année, à interroger les logiques comptables, commerciales et juridiques qui réduisent le travailleur, dans les sociétés complexes, à une sorte de paralysie douloureuse.

     

     

    La production industrielle de l'opinion

    Si, dans l'attente des futurs éclaircissements que viendront de vous, nous délaissons l'hypersocialisation produite par ce que Durkheim nomme la solidarité organique, nous allons pouvoir dire quelques mots sur ce qu'il nomme la solidarité mécanique. Dans une vision optimiste, reposant sur l'hypothèse que l'idéal des Lumières fait son chemin dans notre république, Durkheim a cru qu'en solidarisant les hommes par la vie professionnelle, on pourrait au moins leur laisser leur liberté de pensée. Il envisageait le déclin de la religion comme un accroissement du pluralisme. Or, il est évident que sur ce point, il se trompait.

    L'opinion n'est jamais une liberté qu'on laisse aux masses : l'opinion est la production du système médiatique. J'aimerais que nous puissions trouver les outils qui éventuellement permettraient de mesurer l'emprise de l'idéologie dominante sur les populations. Empiriquement, on peut constater autour de soi que cette emprise ne cesse de s'accroître. Loin de laisser à chacun sa liberté de conscience, les sociétés dites libérales utilisent des dispositifs complexes pour conditionner les consciences. Le métier de journaliste ne s'exerce plus dans le cadre d'organe d'information, mais il participe de plus en plus à des machnieries de production de l'opinion. Sous couvert d'information, c'est la transformation des masses qui est visée, dans leurs émotions, leurs idées, leurs réactions.

    Il en résulte de nombreuses conséquences sur la constitution de l'espace public. Celui-ci a utilisé plusieurs moyens pour réduire le pluralisme politique. Certains moyens sont juridiques, comme de décréter délictueuses certaines opinions. D'autres moyens relèvent tout simplement de la pression exercée contre les contradicteurs, voire de leur exclusion dans une stratégie qui ressemble à l'ostracisme antique. Certains seraient privés sans procès du droit de passer à la télévision. D'autres moyens sont encore plus inquiétants, comme des procédures judiciaires de circonstance contre l'opposition politique. Les analyses de Bourdieu contre la télévision méritent d'être relues, et sans doute aggravées dans leur pessimisme. La politique d'exclusion des opinions hérétiques qui a bien marché pour la télévision est en train de se mettre en place contre les réseaux sociaux, sous l'appellation de "loi contre les fakes news".

    La conséquence politique est claire : c'est la ruine du pluralisme et de la démocratie. Celle-ci s'opère en deux temps : d'abord confondre la démocratie avec les élections et ensuite faire en sorte que ne puissent être vainqueurs des élections que ceux qui se sont rendus maîtres de la machinerie à produire l'opinion. Peut-être faudra-t-il que quelqu'un nous rende compte des analyses de Jacques Rancière et de ce que cet auteur appelle "la haine de la démocratie". "La démocratie ne s'identifie jamais à une forme juridico-politique", écrit-il. C'est aussi la position de Claude Lefort. Au point qu'on peut dire que l'élection ne sert plus qu'à masquer la forclusion d'un espace public égalitaire où les conditions exigées pour un débat à armes égales, comme les a théorisées Habernas, ne sont presque jamais plus réunies. La dépolitisation que théorise Rancière consiste à renvoyer chaque question à la vie privée, alors que, soutient-il, "la démocratie, bien loin d'être la forme de vie des individus voués à leur bonheur privé, est le processus de lutte contre cette privatisation, le processus d'élargissement de cette sphère".

    Ces analyses, que nous retrouverons j'espère, je ne les évoque ici que parce qu'elles posent le problème de la production de la pensée des gens par une machine sociale à produire l'opinion. La pensée est une fabrication médiatique, ce qui élargit considérablement la sphère traditionnelle de la fabrication. Dans notre tradition philosophique, le logos, s'il peut parfois céder aux facilités de la rhétorique qui est une technique de la parole, ne peut en aucun cas naître de l'outil. Il est le jaillissement d'une pensée vivante, d'un esprit. Or, dans le conditionnement médiatique généralisé, le logos, sous la forme d'une logorrhée permanente, 7 jours sur 7 et 24h sur 24, par des effets hypnotiques de répétition et de matraquage, dont l'un d'entre nous pourrait bien éclaircir un de ces jours les effets psychiques, eh bien le logos n'est que le reflet, par un psittacisme quasi mécanique, de la logorrhée diffusée par des machines à parler et à diffuser des images partout dans l'espace. Aujourd'hui où les chaînes paient les hôtels, les cafés, les restaurants pour qu'ils laissent le poste allumé, nous pourrions nous souvenir des analyses de Horkheimer et Adorno, qui jettent les bases d'une politique de la sonorité dans une phrase comme celle-ci : "le charisme métaphysique du Führer inventé par la sociologie de la religion s'est révélé n'être finalement que l'omniprésence de ses discours radiodiffusés, parodie diabolique de l'omniprésence de l'esprit divin".

     

    Les technologies du rêve

    Si la nouvelle solidarité mécanique réduit le pluralisme politique et favorise le régime en place, elle est également soutenue par les intérêts commerciaux des puissances économiques.

    Dans le commerce et la consommation, Debord, que nous pourrions relire, a su réactualiser ce que Marx a entrevu dans le concept de fétichisme de la marchandise. Venu des arts plastiques et reprenant la vieille réflexion occidentale sur l'image longtemps conduite dans la théologie, Debord pense en précurseur, dès 1967, ce qu'il nomme la séparation de la vie avec elle-même. Le consommateur devient le spectateur de sa propre vie et travaille pour pouvoir s'acheter du bonheur illusoire. Le travailleur est aliéné à la promesse d'une vie virtuelle meilleure. La société du spectacle capte et détourne la liberté acquise dans le loisir au profit du commerce et du développement capitaliste de l'économie. Les analyses de Debord ont été confirmées par toutes les industries du temps libre : parcs d'attraction, industries du voyage, consommation de vie virtuelle par l'internet, etc.

    Je crois qu'on peut aujourd'hui parler de l'échec de la société du loisir. A ceux qui s'inquiétaient de la technique dans l'industrie, les technophiles répondaient volontiers qu'elle permettait au moins un gain de productivité de nature à dégager du temps libre pour les gens. Mais ce temps libre, nous voyons aujourd'hui à quoi il est utilisé le plus souvent. Adorno et Horkheimer, avec beaucoup de prémonition, écrivaient déjà, en 1947, ceci : "dans le capitalisme avancé, l'amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l'affronter. Mais l'automatisation a pris également un tel pouvoir sur l'homme durant son temps libre et sur son bonheur, elle détermine si profondément la fabrication des produits servant au divertissement, que cet homme ne peut plus appréhender autre chose que la copie, la reproduction du processus de travail lui-même". Si l'on risquait à l'époque de ne pas bien comprendre, eh bien il suffit aujourd'hui de regarder ce que sont devenus les voyages organisés dans l'industrie du tourisme...!

    La fabrique des individus

    Face à cette hypersocialisation et cette hypermécanisation de la vie où chacun se trouve engagé dans sa vie professionnelle, dans sa vie de loisir et dans sa vie de citoyen, l'on pourrait penser qu'il reste le refuge de la vie familiale où nombreux sont ceux qui y cherchent leur bonheur. Or, dans ce domaine, qui est celui sur lequel j'ai le plus travaillé, tout est bouleversé par l'action conjuguée du droit et des biotechnologies.

    Les biotechnologies, c'est évident même si nous pourrons y revenir, dissocient la vie sentimentale et la reproduction. Ce qui se profile, c'est la mise sous contrôle technique de la reproduction. C'est déjà, depuis longtemps, le cas pour la naissance, dans le processus de médicalisation de l'accouchement. Désormais, on remonte neuf mois plus tôt : c'est une médicalisation de la conception. En passant, la médecine change de sens : elle n'est plus seulement une intervention thérapeutique, mais elle révèle à nue toutes les puissances démiurgiques qu'elle abrite. Une technologie se présente toujours sous la forme d'un système d'outils administré par une organisation sociale : désormais la reproduction de la population passe par le recueil du sperme, sa conservation selon des politiques qui nous échappent et son insémination selon des procédés et des normes sociales qui peuvent varier avec le temps. C'est la technicisation de la production charnelle de l'humanité.

    Quant au droit, il est le procédé de production sociale des individus. Il n'est bien évidemment jamais neutre. Il s'est retiré de la famille en tant que droit matrimonial, ce qui conduit certains à parler d'un retrait du droit en régime libéral. Mais ils ont tort car si le droit s'est assoupli dans le champ matrimonial, il investit d'autres aspects de la vie familiale, en particulier ceux qui touchent à l'exercice de l'autorité parentale.

    Vu l'importance qu'a pris le Droit dans nos sociétés, nous avons besoin d'une analyse en profondeur du droit. L'essence du droit n'est rien de juridique : elle est politique. Le droit ne se comprend qu'à partir d'un point de vue extérieur au droit. Agamben offre des outils précieux pour comprendre le droit à partir de l'exception. Le droit ne livre pas son essence par son fonctionnement, mais par sa suspension dans les situations d'exception. Pour le montrer, on peut regretter qu'Agamben ne s'intéresse guère au fonctionnement des Chambres des affaires familiales et de la protection de l'enfance. Car aucun secteur ne montre mieux l'usage des notions d'urgence et d'exception dans l'appréciation régalienne des situations concrètes. Au point qu'on peut dire qu'en ces matières le fonctionnement normal du judiciaire est de faire exception à la loi générale. Mais à quelles fins ?

    Aux fins de produire de l'individualité. L'individu est l'être humain délesté de ses solidarités naturelles ou construites, érigé en être sans lien et sans étayage, éseulé face aux mécanismes de domination. L'individualité, comme modèle anthropologique dominant, est une production sociale dans laquelle la famille joue un rôle de premier plan. C'est ce que montrent les analyses profondes du sociologue Paul Yonnet, dans un travail hélas interrompu par la mort, et dont le premier tome est paru sous le titre : Le recul de la mort.

    Mais, pour orienter les familles, en quelque sorte instrumentalisées, dans l'individuation extrême des existences, un système socio-judiciaire a mis en place les dispositifs nécessaires. Dans l'un de mes livres, j'ai appelé "montage idéologique de libération" un dispositif à la fois idéologique, juridique et social qui produit de l'individu dans les sociétés libérales. Pris dans leur globalité, ces montages permettent de définir la violence interne à toute socialisation libérale.

     

    Le libéralisme comme technique de la violence

    A l'oeuvre dans la famille, la mécanique libérale de production de l'individu se retrouve partout dans la société. Le libéralisme peut se définir comme une production de l'individu, celui-ci étant la condition nécessaire à la mécanisation de la vie. L'individu n'est pas une réalité humaine première. Il est d'abord un modèle théorique pour penser la société dans la philosophie politique moderne, de Hobbes à Rousseau. Ensuite, l'individu est le produit d'une pratique socio-politique qui exige des dispositifs parfois complexes. Il convient de dépasser l'opposition entre libéralisme politique et libéralisme économique : dans les deux, ce sont les mêmes forces qui sont à l'oeuvre.

    Foucault a ouvert des voies de recherches mais, dans l'entreprise du grand retournement dont j'ai parlé au début, on a voulu récemment faire de lui un libéral. C'est une lecture tendancieuse de son cours de 1979. Dans ce cours, tout à l'inverse, il repère la violence de l'ordolibéralisme dans la production de l'individu. Le libéralisme est une violence. Mais pas une violence d'Etat. Le libéralisme est une pratique gouvernementale qui consiste à gouverner moins, mais pour mieux organiser la concurrence de tous contre tous. Le plein déploiement des lois du marché, seules capables d'assurer la prospérité qui légitime hors du droit le gouvernement, exige que les individus soient mis en concurrence. Or, pour que cette concurrence puisse s'exercer, à l'avantage des uns et au détriment des autres, il faut toute une mécanique sociale d'individuation et d'intégration des individus dans des systèmes qui fonctionnent sans eux. La violence du libéralisme est la violence des uns contre les autres, violence délibérément produite par une pratique gouvernementale dans la vie professionnelle, dans les loisirs, dans les relations familiales, et partout. Le libéralisme, c'est l'organisation politique de la guerre de tous contre tous.

    L'individu ainsi produit par le libéralisme est libre d'être intégré à toutes sortes de système mécanique, dans la vie professionnelle, dans la vie collective, dans sa vie de loisirs ou sa vie générationnelle. Et cette intégration systémique, qui exige la liberté et en même temps la supprime, ouvre sur l'horizon d'une vie mécanisée, à jamais coupée de la vie de l'esprit. Voilà, à mon avis, ce qui se passe, ce qui fait notre actualité. Mais ce n'est qu'une introduction à nos échanges et à nos travaux d'approfondissement.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :