• Lacan et la science

    Par Puy PhiPsy, le 8 novembre 2021. 

    Lituraterre, 1971, in Autres écrits

    Jacques Lacan, Déclaration à France-Culture en 1973 - Patrick Valas

    A son retour du Japon, Lacan interroge la jouissance ce ceux qui viennent l'écouter.

    Quand je parle de jouissance, j'invoque légitimement ce que j'accumule d'auditoire et pas moins, naturellement, ce dont je me prive. Ça m'occupe, votre affluence. Le ravinement, je l'ai préparé.

    Il se rend compte qu'il est devenu un effet de mode. Comme il y a aussi une mode du Japon, et lui, il ne revient pas charmé du tout par la Japon, à la différence de Barthes dont il parle avec déférence. Sans doute voudrait-il que ceux qui affluent vers lui n'en reviennent pas charmés non plus. Car comment peut-on devenir psychanalyste si l'on est sous le charme de Lacan, et si l'on suit un effet de mode ?

    On ne peut pas comprendre ce texte en ignorant le différend qu'il file avec Barthes. Barthes est le sémiologue de cette génération là. En ce début des années 70, il prône un retour au plaisir du texte dans la critique littéraire. Sous couvert de déférence, c'est la différence qui le sépare de Barthes que Lacan cherche à dire ici.

    Il commence par corriger le titre que Barthes a donné au livre qu'il a écrit en rentrant du Japon. Ce n'est pas rien de corriger le titre d'un auteur. Il dit que le livre à la mode intitulé L'empire des signes devrait s'appeler "L'empire des semblants". Je vous laisse apprécier l'ironie socratique de Lacan.

    L'empire des signes, il intitule ça. Dans les titres on fait, des termes, souvent un usage impropre. Enfin, on fait ça pour les éditeurs. Ce qui veut dire évidemment que c'est l'empire des semblants. Il suffit de lire le texte pour s'en apercevoir. Enfin, le japonais, le japonais mythique, le petit japonais du commun, m'a-t-on dit, la trouve mauvaise — du moins c'est ce que j'ai entendu làbas.

    Cette correction, en fait, mine l'objet même de la discipline qu'enseigne Barthes au Collège de France. En effet, dire que les signes sont des semblants revient à dépasser la sémiologie. Non pas à la nier, mais à la rendre caduque.

    Au lieu de parler de "texte" comme Barthes, avec déférence extrême à l'égard de l'oeuvre, il parle d'Ecrits (et il dit que c'est un titre ironique). Il faut se souvenir de ce qu'était, à cette époque, l'approche formaliste en critique littéraire, dont Barthes s'était fait le champion : il ne fallait référer le texte à rien d'autre qu'à lui-même, le clore sur lui-même, le sacraliser, le sanctifier, le fétichiser. C'est à cela que Lacan s'oppose en faisant référence au glissement qu'opère Joyce entre a letter, la lettre, et a litter, l'ordure.

    Au jeu que nous évoquons, il n'y eût rien gagné puisqu'il allait tout droit, avec ce a letter, a litter, tout droit au mieux de ce que l'on peut attendre de la psychanalyse à sa fin.

    Là où Barthes met en avant le plaisir, Lacan met en avant l'ascèse, c'est-à-dire la science.

    Barthes est sans doute le meilleur représentant de la critique littéraire de ces années-là. L'amitié cache sans doute bien des choses. Barthes, quoiqu'ami de Lacan, a exprimé les plus grandes réserves à l'égard de l'usage de la psychanalyse en critique littéraire, et plus généralement à l'égard de la psychanalyse. Lacan renvoie Barthes a sa jouissance. Il dénonce "le frotti-frotta littéraire". En contexte, on comprend bien ce que ça signifie ici la critique lacanienne de la jouissance textuel au nom de la science. La jouissance d'un critique si proustien, et qui met l'oeuvre si haut, au ciel de l'idéal (et un psychanalyste sait ce qu'il en est de la jouissance homosexuelle et de son rapport à l'idéal). C'est justement dans ce contexte qu'il faut comprendre ce qu'il nomme l'effet de féminisation de la lettre, comme ce qui arrive à ceux qui se sont faits, dit-il, "les dévôts de l'écriture".

    La sémiologie donc, la sémiologie qui s'impose comme critique littéraire dominante (Barthes entrera au Collège de France en 1977) n'est pas une science : c'est une jouissance, et Barthes l'avoue.

    S'expliquer avec Barthes, et à travers lui avec les descendants de Sausure, est-ce anecdotique ? Non, je crois que ça dépasse la question du Japon. Les descendants de Sausure, on les a étiquettés "structuralistes" et on y a mis, dans le même sac, Levy-Strauss, Barthes, Lacan et plein d'autres. En marquant la différence avec Barthes, Lacan dit qu'il ne peut pas y avoir de structuralime, parce qu'il n'y a pas de tout. L'un de l'un n'est pas l'un de l'autre.

    Barthes est allé au Japon, Lacan en est revenu ! Tout se joue, bien sûr dans ce retour en passant par la Sibérie. Le Japon est un paradis pour les sausuriens. C'est comme ça que Barthes l'a abordé : le lieu d'une confirmation de sa sémiologie, commencé par la mode occidentale, poursuivie par la critique littéraire. Lacan ne cherche pas des confirmations, mais des remises en question. C'est un chercheur. Il dit, à propos de l'omniprésence d'un code conventionnel dans le spectacle des marionettes japonaises :

    C'est là ce qui a dû soulager Barthes.

    Juste après, il dit, à son propos, mais entendons bien l'ironie toute socratique :

    Vous vous rendez compte, si j'étais soulagé !

    En revenant du Japon, Lacan a amorcé un virage comme quelqu'un qui en est vraiment revenu des signes, des signifiants et des semblants. Et il se met à interroger le réel.

    Dans l'avion du retour, Lacan passe au dessus de la Sibérie et en avion. L'expérience du retour détruit le charme qu'il aurait pu trouver au Japon. De là où Barthes était revenu avec L'Empire des signes, Lacan revient avec une siberiéthique !

    La Sibérie, c'est sûr, ça n'a pas le même charme que la Japon. Ca a quand même été (qui pourrait croire que Lacan n'y pense pas) un lieu d'extermination. Ca, c'est du réel, du réel historique brut et brutal. On pourrait croire que Lacan ici n'en parle pas. Mais, quand même, quand il fait résonner l'occire dans l'occident, on ne peut pas dire qu'il n'en dise rien.

    Lacan regarde du hublot de l'avion. Mais il sait aussi ce qui soutient son regard : cet avion dont on se demande par quel miracle il ne tombe pas. Cette merveille, c'est l'aéronautique. Et l'auréonautique, c'est la science, ce sont des formules, des calculs. Et ces calculs, c'est du réel, puisque ça tient l'avion en l'air.

    Notre science n'est opérante que d'un ruissellement dpetites lettres et de graphiques combinés. Il est de fait que dans la science, l'écriture a fait merveille, et que tout marque que cette merveille n'est pas près de se tarir.

    La science dit le réel en lettre. Le langage, lui, ne peut dire, avec le signifiant, que le semblant, et la jouissance que ça procure.

    L'écriture, la lettre, c'est dans le réel et le signifiant, dans le symbolique.

    La critique littéraire, elle, s'est développée au sein de l'université. Le discours universitaire, c'est du savoir qui jouit d'un rapport particulier. Ce rapport, c'est la référence. Ca consiste à appuyer ce qu'on dit sur ce que quelqu'un a déjà dit afin de l'augmenter, càd lui donner de l'autorité, le fonder sur des auteurs.

    savoir mis en usage à partir du semblant.

    Lacan nomme "ascèse" cet effort de la science pour sortir du semblant.

    Une revue de littérature demande à Lacan un texte sur "littérature et psychanalyse". Elle le fait parce que, depuis longtemps, on a voulu faire de la psychanalyse un outil de critique littéraire. Face à cela, Lacan répond que la psychanalyse n'est pas du côté du littéraire : elle est du côté de la science. Pas des sciences humaines, ou sciences molles. Mais du côté des sciences dures, comme la physique ou l'astrophysique. Parce qu'elle cherche le réel hors des représentations qu'on s'en fait, hors du signifiant. Lacan tente une mathématisation de la psychanalyse.

    Le projet scientifique est, dès l'invention de la psychanalyse, au coeur de la démarche freudienne. Mais Freud est tributaire de la biologie et de la médecine de son époque : pour lui, la science est principalement mécaniste.

    Le biologiste que va voir Lacan et qui lui écrit des formules sur le tableau noir, des formule que Lacan ne comprend pas, n'a plus rien à voir avec le biologiste du temps de Freud. A l'époque de Lacan, le contexte épistémologique a changé. Il y a eu Einstein et il y a eu des révolutions en mathématique. Désormais, on définit la science comme la capacité de rendre compte du réel par une théorie qui se présente comme une axiomatique. La science s'écrit en langage mathématique. Ce qui, d'ailleurs, avait déjà été la grande intuition de Galilée, comme le met en évidence le livre de Husserl : "la nature est un livre qui s'écrit en langage mathématique". Alors Lacan cherche le réel avec l'écriture mathématique.

    Pour ma part, je pense que c'est une voie sans issue. La mathématisation lacanienne des relations humaines est vouée à l'échec. N'empêche que cet échec découvre beaucoup de choses sur son chemin. C'est une erreur heuristique : c'est comme ça que je lis Lacan.

    Je me demande même si ce n'est pas comme ça qu'il se lit, lorsque par exemple on trouve cette formule :

    Savoir en échec, voilà où la psychanalyse se montre au mieux

    Alors voilà que Lacan revient du Japon est semblant n'avoir retenu qu'une chose : les japonais, eux aussi, se sont mis aux sciences et tehcniques.

    la seule communication que j'y ai eue — hors les européens bien sûr, avec lesquels je sais m'entendre selon notre malentendu culturel —, la seule que j'ai eue avec un japonais c'est aussi la seule qui, là-bas comme ailleurs, puisse être une communication, de n'être pas dialogue, c'est une communication scientifique.

    Pour Lacan, la science mathématisée est la seule entente qui peut passer d'une civilisation à une autre. Il ne croit pas au dialogue des civilisations. Parce qu'il ne croit pas au dialogue tout court. Entre les civilisations, c'est comme entre les sujets : il ne peut y avoir que du malentendu.

    Par exemple, tout le travail qu'a fait depuis un François Jullien, pour faire médiation entre la pensée chinoise et la pensée occidentale, Lacan n'y pourrait croire. Selon Lacan, ce qui est l'un des axes des recherches actuelles, à savoir établir des traductions entre civilisations qui se sont jusqu'à présent ignorées, ça relève d'une sorte d'utopie nouvelle : croire à la communication entre civilisations.

    En revanche, quand on lit Lacan, il peut être utile de l'actualiser. Notamment quand il dit :

    Cependant la science physique se trouve… va se trouver ramenée à la considération du symptôme dans les faits par la pollution 

    Le réel, c'est ce qui revient dans le symptôme. Quand crève le nuage du semblant, ce qu'il en pleut, ce sont des pluies contaminées. C'était avant Tchernobyl, puisque Lacan survole l'union soviétique, et avant Fukushima, puisqu'il revient du Japon. C'est souvent par la catastrophe que le réel se manifeste et que tombe le semblant. Si le réel fait ravin, c'est qu'il s'ouvre pour nous comme la possibilité d'une chute. Lacan, c'est une version tragique de la psychanalyse.

    Pourtant, la psychanalyse repose bien sur la cure. Ca veut dire qu'elle est faite pour soigner. Ou du moins pour prendre quelques précautions pour que le réel n'en vienne pas toujours à tourner mal. Mais de la cure dans le sens habituelle, je veux dire dans le sens individuelle, il n'en est pas question dans cette intervention, pourtant faite pour former des psychanalyses. Il est question de science, de technique, d'art. Il est aussi question de politique. De politique, il en est justement question lorsqu'on aborde le symptôme, et qu'on s'attendrait donc à une sorte de thérapeutique. Voici le passage :

    Que le symptôme institue l'ordre dont s'avère notre politique, c'est là le pas qu'elle a franchi, implique d'autre part que tout ce qui s'articule de cet ordre soit passible d'interprétation. C'est pourquoi on a bien raison de mettre la psychanalyse au chef de la politique. Et ceci pourrait n'être pas du tout repos, pour ce qui de la politique a fait figure jusqu'ici, si la psychanalyse s'avérait plus avertie.

    Il est indubitable qu'ici Lacan donne à la psychanalyse un autre rôle, un rôle supplémentaire : celui, si ce n'est de se substituer à la politique, du moins d'aider celle-ci à interpréter d'une manière plus avertie les symptômes et à nouer une relation plus appropriée avec le réel. Ouvrir à la cure un autre destin, un destin collectif, un destin politique, c'est sans doute ce à quoi Lacan, à ce moment de sa réflexion, invite les psychanalystes qu'il forme. Et c'est là-dessus qu'il sent qu'il va échouer. Avec une lucidité que, depuis sa mort, on ne fait que vérifier. Car on peut se demander par qui, depuis, il a été entendu, alors que les symptômes écologiques et politiques n'ont fait que croître. La politique, évidemment, livrée à elle-même, est dans le discours, donc dans le semblant. Et la médiatisation n'a fait qu'accroître ce gros nuage.

    Lacan s'inscrit en faux contre tous ces voyageurs ou penseurs occidentaux, qui ont cru trouver de l'autre en extrême-orient, de l'autre très différent, de l'étranger, de l'ailleurs : Claudel, Ségalen, Heidegger, tant d'autres, et Barthes. Pour Lacan, l'orient ou l'occident, c'est du pareil au même : l'empire du semblant. Aussi, en étant revenu, il cherche le littoral. Non pas la frontière : il y en a tant sur la terre ; mais le littoral qui est un bord béant, un bord sans autre bord, une lèvre unique. Et il dit ceci :

    Cette rupture donc, du semblant, qui dissout ce qui faisait forme, phénomène, météore, c'est ça, je vous l'ai déjà dit : la science s'opère au départ de la façon la plus sensible de l'effort d'en percer l'aspect.

    La voie qui passe à travers, qui perce et va au vide, c'est la recherche scientifique contemporaine. C'est la grande aventure d'Einstein, de la physique quantique qui explore les arcanes de la matière et de l'univers. La lettre est ce qui cherche à attraper quelque chose de ce mystère des champs cosmiques. La psychanalyse, je veux dire la psychanalyse de Lacan, disons celle de l'Ecole de Paris, participe à cette aventure. Elle est elle aussi une écriture du réel.

     

    Cartel du Puy, février 2018


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  • Alain Mallet est le co-auteur, avec Jean-Claude Monier, d'un essai sur le philosophe Alfred Fouillée. Il nous indique ici pour quelles raisons il s'agit d'un auteur à découvrir. 

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