• Le crépusculaire chez Houellebecq

    Le séminaire de Présence Philosophique au Puy a consacré sa séance du 27 novembre à Michel Houellebecq. La deuxième communication portait sur la figure du CREPUSCULE chez cet auteur.

    https://actualitte.com/uploads/images/michel-houellebecq-euthanasie-606c1314205e4626772741.jpg

    Les personnages crépusculaires chez Michel Houellebecq

    Séminaire PPP – 27 novembre 2021

     

    Le crépuscule est une expérience sensorielle et psychique : c’est une lumière incertaine qui enveloppe les paysages de mystère ; c’est un air plus frais, une bise caressante qui invite au retrait vers des espaces intérieurs, ou vers l’intériorité ; c’est un moment transitionnel qui modifie la cadence des journées. Le crépuscule convoque des images, des états d’âme, parfois des apparitions spectrales ; il suppose une lumière floue, celle qui succède immédiatement au coucher du soleil. Le crépuscule indique un déclin, l’agonie du jour, un paysage noyé : sa définition nous précipite elle-même vers un naufrage, et le naufrage nous plonge dans des dédales poétiques. Mais si, pour des poètes comme Leopardi, le crépuscule est le moment du jour où le Je pose un voile serein sur le temps consumé, et où le « naufrage est doux » dans la mer des collines et du paysage, chez Houellebecq il s’agit au contraire d’une noyade dans des flots moins tranquilles, ceux qui ballottent, avant de les engloutir, les personnages dans les noces sordides de l’alcool et des anxiolytiques.

    Par analogie, le crépuscule se dit aussi de la lueur qui précède le lever du soleil : c’est l’aube, l’aurore, avant le jour nouveau. Les fascistes italiens ont chanté l’homme nouveau et ont détesté la poésie crépusculaire, dont la mélancolie résistait aux élans de l’esthétique futuriste, à la vitesse, à la force, au mouvement : le crépusculaire est une contemplation, une pause, une observation du passage entre deux règnes, entre la lumière et l’ombre, ou l’ombre et la lumière. C’est une méditation, une poésie du regard et non du geste qui a davantage à voir avec la lumière vaporeuse des peintres toscans qu’avec l’emballement viril du mètre de Marinetti. Quand les personnages de Houellebecq émergent au petit matin après avoir sombré dans le crépuscule du soir, ils n’ouvrent pas les yeux sur des lendemains qui chantent, mais sur un monde où ils n’ont plus leur place : un monde en proie à de profondes mutations anthropologiques, à la concurrence débridée, à l’individu déraciné, dispersé, atomisé, à la nourriture en barquette surgelée, l’amour en sachet-prêt à consommer, le bonheur en comprimé chimique et les êtres humains en devenir empaquetés sous vide.

    Les personnages crépusculaires, chez Houellebecq, sont sur le déclin ; ils appartiennent à un monde qui n’en finit pas de finir : pris de pitié, témoin de leur déchéance, Houellebecq les achève et met un terme à leur agonie. Une agonie qui les voyait s’effacer, disparaître, se maintenir, en équilibre précaire, comme sur une ligne de crète, image du crépuscule. Dans un élan de compassion, et avant que le spectacle ne vire définitivement au grotesque, pour « sauver » ces personnages en quelque sorte, le romancier les fait basculer, tomber de l’autre côté de la ligne, dans la nuit profonde, loin de la lumière (artificielle) d’une aube néolibérale où ils n’ont pas leur place. Car dans l’autre monde, celui qui succède au crépuscule du jour, il n’y a plus de place pour les perdants, résidus gênants d’une civilisation périmée.

    On entend souvent dire de Houellebecq qu’il est cynique, froid, cinglant, mécréant au sens où il ne croit en rien et, qu’en plus, il méprise ceux qui croient encore (écolos, féministes, “droits-de-l’hommiste”) : misogyne, misanthrope, sociopathe, ses doubles dans la fiction sont souvent des consommateurs écocidaires roulant en 4x4, insensibles à l’empreinte écologique de leurs déplacements, adeptes de la grande distribution, consommateurs de sexe : Houellebecq coche toutes les cases de la provocation. Chaque ligne pourrait faire hurler, tant l’auteur semble prendre un malin plaisir à dézinguer tous les maigres principes encore maintenus sous perfusion par une poignée d’idéalistes. Il faut dire que l’auteur joue à merveille des étiquettes et se plait à les agiter comme des chiffons rouges : mais il faudrait alors tenir à toutes ces catégories comme à des reliques et ne pas vouloir s’en délester dans son identité de lecteur pour n’être aveuglés que par elles et rester insensibles à la charge poétique déposée en certains personnages ; une charge poétique assez peu compatible avec l’image d’un Houellebecq incapable de la moindre empathie envers les faibles et les perdants. On a plutôt l’impression que Houellebecq joue avec son lecteur : certes, le jeu en vaut la chandelle, il est lucratif et promis au succès éditorial et commercial. Mais il serait dommage d’en rester à ce premier coup de projecteur peu flatteur sur son œuvre, car ce serait se fermer à d’autres expériences de lecture : se fermer par exemple à ces interstices d’une forte densité poétique où le romancier pose un regard autre sur des personnages que l’on peut qualifier de crépusculaires : pour ceux-là, le ton se charge d’une pitié sincère, de compassion, l’approfondissement se fait inhabituel chez un auteur qui approfondit en réalité très peu les caractères de ses personnages. De plus ces interstices ne sont pas des espaces imperméables au reste du texte : ils diffusent au-delà de leurs propres frontières pour imprégner les œuvres tout entières et donner du sens au propos. Ce sont des personnages de perdants, d’hommes vulnérables, de gens du passé qui refusent de s’adapter aux lois de la jungle, aux idéologies victorieuses ou aux compromissions qui bâtissent les victoires. Mais ces personnages résistent seuls, le plus souvent, ou ils sont trop isolés pour ne pas se faire laminer par le rouleau-compresseur technocrate néolibéral. C’est par exemple un ancien poids lourd de la DGSI qui récite des vers de Péguy dans un village du sud-ouest de la France avant de sombrer dans l’oubli d’une retraite imposée par son administration ; c’est un paysan-aristocrate qui, abandonné par l’Etat et par sa femme, se suicide lors d’une manifestation. « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent », écrivait Victor Hugo ; rien de cela chez Houellebecq, où la lutte mène à l’abîme, et l’abîme s’ouvre sous les pas des anti-héros à la tombée du jour, à « sept heures du soir » plus exactement, car le narrateur-personnage rencontre presque toujours ces personnages à « sept heures du soir », l’heure de la dépression du jour, l’heure où l’esprit se brouille, celle où les échecs remontent à la surface de la conscience, souvent chez Houellebecq à la faveur des verres d’alcool que l’on commence précisément à avaler à cette heure-là.

    Le texte intégral de cette étude peut être demandé à l'auteur par le biais de ce site.


  • Commentaires

    1
    Serge Monnier
    Mardi 7 Décembre 2021 à 09:45

    Jean-Marc,

    Merci de m'envoyer aussi ce texte sur les personnages crépusculairies.

    Bien amicalement,

    Serge

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :