• Houellebecq, lecteur de Schopenhauer

    Le séminaire de Présence Philosophique au Puy a consacré une séance, celle du 27 novembre dernier, à Michel Houellebecq, lecteur de notre temps. La communication d'introduction portait sur Houellebecq et Schopenhauer.

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     Il y a plusieurs manières de poser la relation entre les philosophes et les écrivains. L’une d’elles est d’étudier la réception d’un philosophe chez les écrivains. Certains philosophes s’y prêtent mieux que d’autres, parce qu’ils ont été lus et compris d’abord par des écrivains. C’est le cas de Nietzsche et de Bergson, par exemple. Et c’est aussi le cas de Schopenhauer, comme le reconnaît et le déplore Michel Houellebecq qui parle quelque part de ce « qui a eu pour effet de le rapprocher de la catégorie des romanciers, ou pire des psychologues, et de l’éloigner de celle des « vrais philosophes ». 

    Houellebecq a publié deux catégories de livres. D’un côté ses livres à succès, à gros tirage : ce sont des romans ; d’un autre côté, des livres marginaux qu’il n’aurait même pas pu publier s’il ne s’était fait un nom par les romans : des poèmes, des petits essais. Ces livres de la seconde catégorie sont peut-être ceux qui expliquent la genèse des premiers. En présence de Schopenhauer appartient à cette seconde catégorie. Il s’agit de la traduction par l’auteur de quelques extraits du philosophe et du commentaire personnel de chacun de ces extraits, le mince volume précédé par une introduction de cinq pages qui raconte la découverte de Schopenhauer par Houellebecq, ce que celui-ci nomme « une découverte aussi considérable ». Mais, au-delà du moment saisissant de la première lecture, le romancier évoque l’évolution de sa relation au philosophe, ses relectures, l’histoire de leur relation, leur compagnonnage. Car le maître demeure présent durant toute la vie de celui qui l’a choisi comme maître. Il acquiert une sorte de présence définitive.

    Ces notes sur Schopenhauer ont été écrites en 2005, bien qu’elles n’aient été publiées qu’en 2017. En lisant Soumission, paru en 2015, on dirait que Houellebecq parle de sa relation à Schopenhauer en filigrane de ce que le narrateur dit de sa relation à Huysmans. Deux relations en miroir, l’une dans la vie du romancier, l’autre dans le roman, c’est-à-dire dans la vie du personnage. Huysmans, ami de Maupassant et fréquentant avec lui les soirées de Medan, chez Zola, est l’un de ces écrivains très influencés par Schopenhauer. François, le narrateur, qui est un universitaire, évoque l’époque où il travaillait à sa thèse sur Huysmans et dit : « Huysmans demeura pour moi un compagnon, un ami fidèle »1. Et, un peu plus loin, il dit : « pendant ces sept années qu’avait duré la rédaction de ma thèse, j’avais vécu dans la compagnie de Huysmans, dans sa présence quasi permanente ». Je ferais volontiers l’hypothèse que Houellebecq ici, à travers ce que dit son narrateur de Huysmans, parle de sa relation à Schopenhauer, et que finalement il en parle mieux que sur les feuillets inachevés qu’il gardait dans ses tiroirs et qui paraîtront deux ans plus tard. En tout cas, il en parle de manière à faire comprendre ce qu’est cette proximité avec l’absent durant la longue lecture qu’on peut faire d’un auteur.

    En y regarder de plus près, la relation François/Huysmans et la relation Houellebecq/Schopenhauer sont semblables et différentes. Lorsque le narrateur dit que l’écrivain est « présent dans ses livres », ça s’applique parfaitement bien à Schopenhauer. Il faudrait presque dire qu’il n’y a que dans les livres qu’un proche puisse devenir vraiment présent. Ou, pourrait-on dire, prendre une sur-présence. « Seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain, avec l’intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, ses limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances (…). Seule la littérature peut vous permettre d’entrer en contact avec l’esprit d’un mort, d’une manière plus directe, plus complète et plus profonde que ne le ferait même la conversation avec un ami »2. Si on suit le narrateur, la lecture est une forme supérieure d’amitié. Elle a surtout l’avantage, bien qu’elle ne soit pas réciproque, de permettre aux vivants d’entrer en amitié avec les morts. En outre, elle évite l’inconvénient des conversations. Celles-ci, même intimes, sont toujours retenues par le sens des convenances, elles ne permettent pas une totale sincérité, suggère le narrateur de Soumission. Et puis, celui qui écrit peut dire le fond de sa pensée puisqu’il est là, « devant une feuille vide, s’adressant à un destinataire inconnu », c’est-à-dire à personne.

    Voilà la relation de Houellebecq à Schopenhauer : il trouve en lui un ami, en s’immiçant dans le dialogue du philosophe avec lui-même. La présence de l’autre n’est possible que s’il est d’abord présent à lui-même. Dans les conversations amicales, mon ami est trop présent à moi, si bien qu’il n’est plus présent à lui-même. Je ne peux donc pas le rencontrer vraiment. Il ne me livre que sa demi-présence, parce que je suis justement à côté de lui, que je le sors de sa solitude. C’est le miracle de l’écriture : l’auteur écrit dans sa solitude, entièrement présent à lui-même, si bien que, par la lecture, je peux m’introduire dans son dialogue intérieur sans l’altérer, le modifier. D’où cette impression de présence ou de sur-présence. Dans cette infinie distance que la mort ouvre entre le vivant et le mort, dans cette relation « en distanciel » qu’est la lecture, l’amitié peut s’accomplir. Parce que chacun des deux amis, l’auteur et le lecteur, peut demeurer dans son authentique solitude, tout en communiquant. L’auteur parle en ami à quelqu’un qu’il ne connaît pas ; le lecteur écoute en ami quelqu’un qu’il ne peut pas rejoindre, parce qu’il est entré dans une définitive absence.

    1 HOUELLEBECQ Michel, Soumission, Flammarion, 2015, p. 14

    2 ID, ibid, p. 13

    Le texte intégral de cette étude peut être demandé à l'auteur par le biais de ce site.


  • Commentaires

    1
    Serge Monnier
    Mardi 7 Décembre 2021 à 09:40

    Jean-Marc,

    Je serais heureux de pouvoir lire le texte intégral. Merci de me l'adresser à saurondorval@orange.fr

    Bien amicalement,

    Serge

    2
    Jeudi 8 Février à 14:06

    Bonjour,

    Je serais heureux de pouvoir lire le texte intégral de cette intervention. Merci de me l'adresser à

    jpv.vidal@gmail.com

    Bien amicalement,

    Jean Pierre Vidal

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